C’est le titre d’un livre que j’ai littéralement dévoré et redévoré. L’auteure, Isabelle Germain, une amie journaliste, co-présidente de l’AFJ et animatrice de l’excellent blog Du rose dans le gris, démontre avec talent – et bien sûr preuves à l’appui – la difficile ascension des femmes vers des sommets où elles brillent par leur absence. Que ce soit dans les lieux de décision politiques, économiques, médiatiques, intellectuels, l’auteure décrypte les freins "discrets et sournois" qui laissent les femmes au pied des montagnes. A quand un partage du pouvoir équitable et juste ? Et qu’est-ce que cela changerait ? Quelques éléments de réponses dans cette - longue mais passionnante - interview que m’a gentiment accordée Isabelle (encore merci à toi !).
- A première vue, le mot "pouvoir" peut être ambigu. Que sous-entends-tu par ce terme ?
Le pouvoir dont je parle est celui qui consiste à prendre part ou à influencer très fortement les décisions qui gouvernent la vie de la cité. Les femmes sont absentes ou très faiblement représentées dans les lieux de décision. Si l’on examine la crise actuelle : combien de femmes interviennent dans les décisions concernant le chômage partiel et l’avalanche de plans sociaux qui s’annonce ? Quelle place ont-elles pour proposer des solutions alternatives ? Et je ne parle pas du délire collectif qui a conduit au krach…
- Si les femmes avaient le pouvoir politique, la société en général s’en porterait-elle vraiment mieux ?
Mon propos n’est pas de dire qu’il ferait soleil tous les jours si les femmes avaient le pouvoir. Et la question n’est pas de savoir si elles feraient mieux ou moins bien que les hommes. D’ailleurs au nom de quoi devraient-elles faire mieux qu’eux ? Mais, lorsque les femmes ont du pouvoir, le champ du politique s’élargit. Des sujets qui échappent aux hommes deviennent des sujets politiques. C’est vrai dans les pays du nord qui ont de véritables politiques de conciliation des temps de vie familiale et vie professionnelle pour les deux sexes alors qu’en France cette question de conciliation ne dispose que de très faibles moyens.
Chez nous, nombre de sujets échappent à la politique. Un exemple : une loi oblige les municipalités à créer un nombre de place de parking proportionnel au nombre de logements. Mais aucune loi n’oblige les municipalités à créer un nombre de places en crèche proportionnel au nombre de logement. 2/3 des personnes qui se déplacent en voiture sont des hommes. Mais qui gère les questions de garde d’enfant ? Pourquoi cette question n’est-elle pas à l’ordre du jour de la politique ?
Tant que les femmes sont minoritaires dans les lieux de pouvoir, elles n’ont pas d’autre choix, pour être acceptées, que de se comporter comme les hommes et de faire oublier leur différence. Et les priorités politiques restent celles qui concernent les hommes.
- Selon certaines études (comme celle-ci), la rentabilité des entreprises se porterait bien mieux si les femmes étaient aux manettes. Pourquoi cet argument ne convainc-t-il pas les dirigeants ?
Ce n’est pas une supputation, c’est un fait : la rentabilité de ces entreprises est meilleure quand la direction est partagée entre hommes et femmes. A tel point qu’en Finlande, deux banques ont lancé une obligation bancaire investie dans des entreprises sélectionnées pour leur forte rentabilité et la proportion de femmes y occupant des postes à responsabilité.
Sous nos latitudes moins paritaires, ces constats ne suscitent qu’indifférence. Les patrons se désolent (ou font mine de se désoler) de ne pas trouver de femmes aux niveaux permettant d’accéder aux postes de dirigeants. Mais ils ne se donnent pas les moyens de les faire progresser. Les femmes sont bloquées dans leur ascension professionnelle avant d’arriver aux postes de dirigeants. Les freins sont aujourd’hui connus et les moyens de les lever aussi.
Sans politique volontariste énergique, impossible de leur permettre l’accès aux plus hautes fonctions.
- Comment expliques-tu que les femmes ne se bousculent pas pour accéder au pouvoir ? Sont-elles effrayées, réticentes ? En ont-elles seulement vraiment envie ?
De même que certains hommes, certaines femmes ont envie du pouvoir et d’autres non. Mais pour eux, le mot réussite signifie avant tout réussite professionnelle alors que pour les femmes c’est un équilibre entre plusieurs sources d’épanouissement. Quand, pour réussir professionnellement, les sacrifices familiaux exigés sont trop lourds, elles déposent parfois les armes.
Et puis, l’éducation que nous recevons pousse probablement davantage les hommes vers le pouvoir. Les femmes aujourd’hui encore sont atteintes du "complexe de Cendrillon" pour reprendre le titre d’un ouvrage de Colette Dowling. Dans les contes de fée qu’on leur lit et, plus largement, dans l’éducation qu’elles reçoivent elles apprennent à attendre le prince, puis l’homme, puis le patron, puis la promotion… Les garçons, eux apprennent à tuer les méchants et à conquérir le monde. Lesquels sont les mieux préparés pour diriger ?
- Pourquoi les lois ne suffisent-elles pas pour assurer la parité professionnelle ?
La vie professionnelle est faite de règles écrites et de règles non écrites. Si on s’en tenait aux règles écrites, la parité aurait quelque chance d’aboutir. Parmi les règles non écrites, il y a le réseautage. Les hommes se retrouvent dans des clubs de fumeurs de cigares, de buveurs de bière, de rugby, au café, dans des réunions informelles le soir à l’heure où les femmes sont appelées ailleurs par leur devoir de mère… Parce que les activités de ces réseaux ne sont pas la tasse de thé des femmes, elles en sont exclues. Or c’est là que se fomentent des tournants de carrières décisifs.
Autre règle : les grandes évolutions de carrière se font entre 30 et 40 ans, à l’âge de la maternité. C’est ballot !
Et puis il y a l’attitude. Les femmes, en raison de leur éducation, sont moins offensives pour demander des promotions. Et quand bien même elles le seraient, ce serait mal perçu. Un homme agressif est perçu comme viril, une femme agressive est perçue comme hystérique.
Tant que ces règles non écrites ne changent pas, aucune parité n’est possible. Bien sûr les règles sont les mêmes pour les hommes et les femmes. Mais elles avantagent clairement les hommes.
- Pourquoi les femmes ne se battent-elles pas pour faire respecter leurs droits ?
Les femmes ne se battent pas pour faire respecter leurs droits en effet, ni à titre individuel ni via les syndicats car cela demande beaucoup d’énergie pour un résultat qui n’est pas toujours à la hauteur.
Et puis une espèce de consensus se fait autour de l’idée que ce combat n’est pas important. Un peu comme s’il était admis, y compris par les femmes elles-mêmes, qu’elles devaient être au service des autres avant tout.
- Parmi les raisons évoquées pour expliquer les freins au pouvoir des femmes, il y a en particulier le poids de la vie domestique. Comment font celles qui parviennent à concilier vie pro-et vie familiale et hautes responsabilités ?
Elles rament ! Elles sont fatiguées et pactisent avec leur propre culpabilité même si, chaque 8 mars, la presse brosse des portraits à l’eau de rose de ces wonderwomen. Ces portraits sont presque humiliants pour celles qui n’y arrivent pas. Parce qu’elles rament, elles créent des réseaux de femmes. Elles le font en général lorsque leurs enfants sont grands et que la plus grande partie de leur ascension professionnelle est derrière elles.
J’ai beaucoup d’admiration pour ces managères qui ont réussi sur tous les tableaux et créent des réseaux pour améliorer le sort des générations futures. Même si toutes ne le disent pas aussi clairement, elles oeuvrent pour faire disparaître les règles du jeu qui défavorisent les femmes.
- Comment expliques-tu que l’on n’accorde pas beaucoup de crédit aux hommes (certes, une minorité…) qui encouragent et vivent très bien l’égalité, et qu’au contraire, on valorise les discours de certains psys, sociologues ou philosophes de renom qui évoquent une "crise identitaire" des hommes, le fait que leur "virilité serait en péril" face à la soi-disant suprématie des femmes ?
Je crois qu’il y a un fossé entre la classe dirigeante et parlante - hommes, quinqua ou quadra, blancs, urbains, catégories socioprofessionnelle élevée - et les citoyens et citoyennes absents du discours médiatique. Je mets dans la classe dirigeante les décideurs des mondes politiques économiques, médiatique, intellectuel. Ils ne voient pas les changements en cours chez les femmes, mais aussi chez beaucoup d’hommes qui ne veulent plus sacrifier leur vie personnelle et familiale à leur réussite professionnelle.
Les femmes ont changé de place, elles sont sorties du foyer pour aller vers la vie professionnelle mais les hommes n’ont pas encore fait le trajet en sens inverse. Ils commencent à le faire et c’est cela qu’on appelle crise identitaire. Dans nos sociétés, les activités des hommes sont valorisées, celles des femmes sont dévalorisées. Isabelle Alonso imagine que si les hommes pratiquaient le tricot, il y aurait des olympiades du point de croix, des concours de maille hautement sponsorisés…
Dire d’une femme c’est "un vrai mec" est valorisant, dire d’un homme que c’est "une gonzesse" est dévalorisant. Pour résister à ces idées reçues, il faut une indépendance d’esprit hors du commun. Les hommes sûrs de leur virilité osent prendre en charge des activités autrefois dévolues aux femmes.
- Pourquoi dis-tu aujourd’hui que "la révolution des femmes est au milieu du gué" ?
Elles ont conquis leur place dans le monde du travail et gagné leur indépendance financière mais elles ont toujours les pieds collés au plancher parce que les responsabilités familiales et domestiques reposent sur leurs épaules. Le monde du travail et la vie politique sont toujours organisés comme si les travailleurs et responsables politiques n’avaient pas d’enfants. Du coup elles n’accèdent pas aux responsabilités.
Notre démocratie est incomplète, elle n’éclaire que le versant masculin de la vie de la cité. Sans véritables politiques publiques permettant de concilier vie familiale et vie professionnelle, cette situation risque de durer encore longtemps.
Si elles avaient le pouvoir (éd. Larousse, coll. A dire vrai). 9,90 euros. En librairie le 14 janvier 2008.